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"L'intelligence du corps"​



Est-ce la pensée qui génère nos émotions ou bien sont-ce les émotions qui fabriquent les pensées ?

Le « cerveau émotionnel » est un système complexe auquel les scientifiques ne se sont intéressés que depuis récemment. Déconsidéré et contenu durant des siècles, l’importance de son existence et de sa fonction n’ont été reconnues qu’au cours des dernières décennies. Le neurobiologiste Francisco Varela soutient que dans l’interaction que l’homme a avec son environnement, le corps en serait le premier réceptacle. Cette confrontation actionnerait alors des déclencheurs entraînant des réactions physiologiques chez l’homme. Ces réactions sont bien sûr variables selon les individus car elles sont aussi le résultat de l’écho de l’histoire propre à chacun. Selon cette théorie, le postulat serait plutôt que les perceptions détectées et filtrées par nos cinq sens génèrent des ressentis corporels (nos émotions) que nous interprétons et intellectualisons instantanément. Les émotions seraient dans ce cas celles qui génèrent les pensées.


Cette théorie est ma croyance car elle vient corroborer ce à quoi l’apprentissage de la danse nous éveille. Pour vivre et s’épanouir pleinement dans le mouvement, le travail le plus difficile à acquérir pour des danseurs-euses, en plus de celui d’une technique, est celui du lâcher prise. Il s’agit de mettre son cerveau en veille et tâcher d’être uniquement en présence à son corps et à l’écoute de ses ressentis. Depuis Platon nous associons voire nous confondons conscience et pensée. Peut-on penser une conscience qui serait libérée de la réflexivité de la pensée ? Alors que le danseur est en mouvement, on attend de lui qu’il se connecte à son moi intérieur et à ses émotions sans passer par la case néo cortex du cerveau. « Être à l’écoute » pour atteindre l’état d’esprit visé est cependant une façon de parler, car conscientiser l’écoute c’est déjà intellectualiser la quintessence que le ou la danseur-se cherche à toucher ; c’est-à-dire celle que notre intelligence sensorielle nous permet de vivre en pleine présence en étant connecté à tous nos sens. La présence serait-elle alors une forme de conscience libérée de la pensée ? S’il pense, le danseur n’est plus dans la danse. Cet état est de l’ordre de la méditation : elle se travaille et s’apprend. Ce sont des années de travail pour un-e danseur-se pour tenter de déconstruire ce que des siècles de culture occidentale l’ont amené(e) à enfouir pour parvenir à se reconnecter à son intelligence corporelle et laisser son corps s’exprimer pleinement et librement.


Une seule et même entité

Dès l’instant où l’homme s’est pensé, il s’est perçu comme séparé de la nature jusqu’à, comme nous le préconisait Descartes, « se rendre maître et possesseur de la nature ». De la même façon, l’homme s’est depuis toujours évertué à contenir et à dissimuler le corps et ses expressions ; le sien, mais aussi celui d’autrui. Notre corps et les émotions qui le caractérisent font pourtant partie de cette nature et celle-ci nous rappelle régulièrement à notre condition. Corps et esprit sont indissociables (cf. Antonio Damasio) : vouloir désolidariser ce qui fait une seule et même entité afin de tenter de les discipliner de façon distincte est bien ambitieux et nous joue régulièrement des tours. Pourquoi au cours de son histoire, l’homme a-t-il toujours cherché à prédominer toute chose et tout être ? Cela inclut aussi ce qu’il a toujours eu du mal à maîtriser pour lui-même. Peut-être est-ce parce qu’il a toujours su que le corps peut s’exprimer et se dévoiler à son insu, le rendant ainsi vulnérable et pouvant lui être préjudiciable. Il me semble que c’est le cas en effet, mais peut-être pas dans le sens où il l’a toujours cru. En effet, même si elles varient selon les individus et les contextes culturels, ces tentatives de dissimulation et de maîtrise des ressentis et des émotions a pour conséquence de provoquer une tension entre soi et soi : c’est-à-dire entre le moi originel, celui qui correspond au « ça » de Georg Groddeck ou à la « libido Freudienne », et le moi conforme à l’animal social que l’homme est devenu par son puissant surmoi.


Lorsque ni la parole, ni le corps ne peuvent s’exprimer, la frustration engendrée provoque du stress ; et si celui-ci est conséquent, inéluctablement de la somatisation. On peut qualifier ce contrôle permanent que l’homme s’impose, de manque de respect et de bienveillance envers lui-même. Nous savons pourtant pour l’avoir appris de la nature elle-même, que celle-ci fait bien les choses même si certains paramètres ne nous conviennent pas toujours. Nous pourrions par conséquent en déduire, que si elle nous a doté de ces ressentis et de ces émotions c’est qu’elles nous sont utiles pour nous guider vers les réactions les plus appropriées pour notre survie en premier lieu, mais également pour notre bien-être. Les prendre en considération et tenter de les comprendre plutôt que de tout faire pour les assujettir et faire confiance à notre nature originelle ne serait-il pas plus pertinent ?


Pour autant être à l’écoute et savoir accueillir nos besoins profonds, car c’est le sujet qui nous préoccupe ici, ne sont pas choses évidentes au sein de notre société actuelle qui a répertorié une bonne partie de nos émotions et de nos pulsions primaires comme non conformes à l’image d’un individu fort, intelligent et efficient (digne ?). Elle cultive au contraire un comportement lissé qui n’autorise que des émotions convenues et de bon ton qui sont le sésame pour l’intégration sociale. Nous n’avons pas toujours suffisamment conscience aujourd’hui à quel point nous nous sommes éloignés de notre nature originelle. En dissociant, par éducation, nos deux intelligences (cognitive et sensorielle), nous nous sommes coupés d’une partie de nous-même. A force de convenances, d’attitudes et d’adaptation à une société extrêmement normée et directive, nous avons délaissé notre authenticité. A l’image des écrans omniprésents qui font écran dans notre quotidien, nous vivons comme si nous nous regardions nous-même perpétuellement au travers d’une caméra. Nous nous mettons en scène en permanence et introjectons les autres et leur regard sur nous. L’espoir d’un regard tout aussi fantasmé que redouté motivé par l’obtention du nombre de « like » à recueillir sur les réseaux sociaux est le fruit de la pression sociale qui cultive l’esprit de compétition et de performance. Elle régit la vie de quasiment chacun d’entre nous. Chacune de nos attitudes, chacun de nos gestes et mouvements sont sous influence et répondent à une esthétique médiatique et aux codes des relations sociales de notre époque. Cette conformité sociétale à laquelle nous adhérons plutôt plus que moins, laisse peu de place à la libre expression de soi, c’est-à-dire à la créativité et à la singularité à laquelle chacun devrait pouvoir prétendre. Comme nous alerte Fabienne Martin-Juchat, anthropologue de la communication dans un ouvrage récent et pertinent sur le sujet (« L’aventure du corps »), il est urgent d’écouter ce que le corps aurait à exprimer afin de mieux comprendre, d’apprendre de soi et d’autrui, pour s’émanciper et tâcher d’être davantage en phase avec soi-même.


Et pourquoi pas un tango ?

La danse est selon moi l’un des meilleurs moyens d’y parvenir puisqu’elle est par nature, l’expression de soi. Elle permet de développer et de valoriser (en d’autres termes de prendre la mesure de la valeur) de l’écoute de soi et de l’autre. Elle favorise l’ouverture, l’empathie et ravive la confiance (en soi et en l’autre). La confiance est une pièce maîtresse dans la relation à soi et aux autres : une clé de voûte précieuse de la construction émotionnelle. Le tango argentin est une danse qui requiert une implication personnelle particulièrement intéressante pour développer son « cerveau émotionnel ». Au-delà des pas dansants et de sa technicité, les spécificités du tango sont l’accueil, la connexion et le partage d’émotions. C’est sans doute la raison pour laquelle on lui prête ce caractère sensuel puisqu’en effet dans nos grilles de références, les sentiments se dissimulent et ne se vivent que dans l’intimité. Dans « l’univers du tango » ils se vivent et se partagent dans le bal. Une fois que les danseurs-ses ont goûté à cela dans leur pratique, ils ont du mal à ne pas y revenir. La sensualité que pensent voir des spectateurs en voyant les danseurs de tango évoluer, n’est pas de l’ordre d’un partage érotique mais, je qualifierais cela d’une sorte de rayonnement, auquel chacun a accès quand il est en totale présence avec lui-même et avec la ou les personnes avec qui il partage des moments riches en énergie positive et ressourçante. Ressentir son corps vivre ses émotions pleinement c’est avant tout se sentir vivant mais c’est aussi retrouver son unité. C’est peut-être la raison pour laquelle les danseurs-ses sont souvent addicts à leur discipline.


Cette danse complexe nécessite des années d’apprentissage et de pratique, mais elle est particulièrement propice pour former les personnes à une écoute intérieure : le fameux lâcher prise. Elle invite les initiés à se focaliser sur leur vécu intérieur et à prendre conscience de leurs sens en alerte. La sensibilité aux éléments extérieurs est également exacerbée. L’intelligence sensorielle capte et analyse les informations. Contrairement à l’injonction du non-agir de la méditation classique, la contrainte du mouvement laisse peu de place à l’esprit pour divaguer et focalise l’attention sur le corps, ses ressentis et ses messages. La présence à soi que nécessite cet exercice est bien une forme de méditation qui permet de développer :

  • L’écoute de soi et de l’autre

  • L’analyse de ses besoins et ceux des autres

  • La compréhension et le pourquoi des besoins de chacun

  • L’accueil / l’ouverture d’esprit

  • Le respect de soi et de l’autre (authenticité/congruence)

  • La façon d’exprimer ses besoins

  • La sauvegarde et la culture du lien

Un tel travail permet à chacun d’accéder aux sentiments et aux émotions : de rentrer en relation avec soi et les autres et par conséquent d’améliorer ses compétences relationnelles. C’est un réel stimulus au processus d’humanisation et d’individuation qui invite à aller à sa propre rencontre et à celle de son humanité qui a été quelque peu tronquée par l’environnement particulièrement normé dans lequel nous évoluons.


Je vous propose cet entretien avec Marie-France Caraguel qui dure moins de 9 minutes et qui est très éclairant si vous souhaitez en savoir davantage sur la palette des ressentis et sur le vécu des danseurs de tango argentin au cours d’un bal : https://www.youtube.com/watch?v=Se6hyRjnPhU


« Je considère comme gaspillée toute journée où je n'ai pas dansé » nous disait Friedrich Nietzsche. Il avait sans doute pris la mesure de l’étendue des ressources du corps que l’on met en mouvement. Je ne peux que vous encourager à mon tour à faire confiance à votre corps : écoutez-le, vivez vos émotions et dansez si vous en avez l’opportunité.


Carole Tanguy

Médiateure, Facilitatrice à Espace3E


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